Fragments d’une lettre du Sous-commandant insurgé Moisés envoyée, il y a quelques mois, à une géographie lointaine en distance et proche en pensée :

30/12/2023 17:22

Alors ça serait comme si, face à la terrible tempête qui frappe déjà tous les recoins de la planète et même ceux qui se pensaient être à l’abri de tous les maux, nous, nous ne voyions pas la tempête.

Je veux dire, nous ne voyons pas seulement la tempête et la destruction, la mort et la douleur qu’elle apporte avec elle. Nous voyons aussi ce qui s’ensuit. Nous voulons être la graine d’une future racine que nous ne verrons pas, qui sera ensuite, à son tour, la pelouse que nous ne verrons pas non plus.

La vocation zapatiste, si quelqu’un nous presse à donner une définition laconique, c’est donc d’« être une bonne graine ».

Nous ne prétendons pas léguer aux prochaines générations une conception du monde. Ni leur léguer nos misères, nos rancœurs, nos douleurs, nos phobies, ni nos penchants. Qu’ils soient non plus le miroir d’une image plus ou moins approximative de ce que nous supposons bon ou mauvais.

Ce que nous voulons, c’est léguer la vie. Ce que d’autres générations feront d’elle, ce sera leur décision et, surtout, leur responsabilité. De même que nous, nous avons hérité la vie de nos ancêtres, nous en avons pris ce que nous considérons précieux et nous nous sommes attribués une tâche. Et, bien sûr, nous assumons la responsabilité de la décision que nous avons prise, de ce que nous faisons pour accomplir cette tâche, et des conséquences de nos actions et de nos omissions.

Quand nous disons : « Il n’est pas nécessaire de conquérir le monde, il suffit de le refaire », nous nous éloignons, définitivement et irrémédiablement, des conceptions politiques en vigueur et des précédentes. Le monde que nous voyons n’est pas parfait, ni de près, ni de loin. Mais il est meilleur, sans aucun doute. Un monde où chacun peut être qui il est, sans honte, sans être persécuté, mutilé, emprisonné, assassiné, marginalisé, opprimé.

Comment s’appelle ce monde ? Quel système le soutient ou le domine ? Et bien, c’est celles et ceux qui l’habiteront qui le décideront.

Un monde où les volontés d’hégémonisation et d’homogénéisation apprennent de ce qu’elles ont provoqué en ce temps-ci et en d’autres temps, et qu’elles échouent dans ce monde à venir.

Un monde dans lequel l’humanité n’est pas définie par l’égalité (qui ne fait rien de plus que cacher la ségrégation de ceux qui « ne sont pas pareils »), mais par la différence.

Un monde où la différence n’est pas persécutée, mais célébrée. Un monde dans lequel les histoires racontées ne sont pas celles de ceux qui gagnent, car personne ne gagne.

Un monde où les histoires qui se racontent le sont dans l’intimité, ou dans les arts, ou dans la culture, qu’elles soient  comme celles que nos grands-mères et nos grands-pères nous ont racontées, et qui n’enseignent pas qui a gagné, car personne n’a gagné et, par conséquent, personne n’a perdu.

Ces histoires qui nous ont permis d’imaginer des choses terribles et merveilleuses et dans lesquelles, entre la pluie et l’odeur du maïs qui cuit, le café et le tabac, nous sommes parvenus à imaginer un monde incomplet, certes, maladroit aussi, mais bien meilleur que le monde dont nos ancêtres et nos contemporains ont pâti et dont nous souffrons toujours.

Nous ne prétendons pas léguer des lois, des manuels, des conceptions du monde, des catéchismes, des règles, des chemins, des destins, des pas, des compagnies, qui, si on observe attentivement, sont ce à quoi aspirent presque toutes les propositions politiques.

Notre prétention est bien plus simple et terriblement plus difficile : léguer la vie.

(…)

Car nous, nous voyons que cette terrible tempête, dont les premières rafales et les premières pluies s’abattent déjà sur la planète entière, arrive très vite et très forte. Nous ne voyons donc pas l’immédiat. Ou plutôt si, mais en accord avec ce que nous voyons à long terme. Notre réalité immédiate est définie, ou en accord, avec deux réalités : une de mort et de destruction qui fera surgir le pire de l’être humain qu’importe sa classe sociale, sa couleur, sa race, sa culture, sa géographie, sa langue, sa taille ; et une autre, celle de commencer à nouveau sur les décombres d’un système qui a fait ce qu’il sait faire de mieux : détruire.

Pourquoi disons-nous qu’au cauchemar qui est déjà là, et qui ne fera rien d’autre qu’empirer, suivra un réveil ? Et bien, parce qu’il y en a, comme nous, qui s’engagent à regarder cette possibilité. Certes, minime. Mais tous les jours et à toute heure, partout, nous luttons pour que cette minime possibilité grandisse et, bien que petite et sans importance – comme une graine minuscule -, qu’elle grandisse et qu’un jour, elle soit l’arbre de la vie qui sera de toutes les couleurs ou qui ne sera pas.

Nous ne sommes pas les seuls. Durant ces 30 dernières années, nous nous sommes tournés vers bien des mondes. Des mondes différents dans leurs modes, leurs temps, leurs géographies, leurs histoires, leurs calendriers mais semblables seulement dans l’effort et le regard absurde posé sur un temps hors du temps qui viendra, non par coup du destin, ni par dessein divin, ni parce que quelqu’un perdra pour qu’un autre gagne. Non, ce sera parce que nous y travaillons, en luttant, en vivant et en mourant pour lui.

Et il y aura une prairie, et il y aura des fleurs, et des arbres, et des rivières, et des animaux de toutes sortes. Et il y aura de la pelouse parce qu’il y aura des racines. Il y aura une petite fille, un petit garçon, un·e petit·e autre qui sera en vie. Et le jour viendra où il faudra qu’il, elle, iel assume la responsabilité de la décision qu’il, elle, iel prendra de quoi faire avec cette vie.

N’est-ce pas cela la liberté ?

(…)

Et nous leur raconterons l’histoire de la femme indigène de racine maya de plus de 40 ans qui est tombée des dizaines de fois en apprenant à faire du vélo sur une bicyclette 20 pouces. Mais aussi qui s’est relevée le même nombre de fois et maintenant roule en 24 ou en 26 pouces et qu’elle se rendra à vélo aux cours de plantes médicinales.

Du promoteur de santé qui arrivera à temps, à une communauté reculée et sans chemin goudronné, pour administrer un sérum anti-venin à une personne âgée attaquée par une vipère nauyaca.

De la femme indigène, autorité autonome qui, vêtue de sa nagüa [ndt : jupe traditionnelle] et avec sa morraleta [ndt : sac filet], arrivera à temps à une assemblée de « en tant que femmes que nous sommes » et pourra animer l’atelier d’hygiène féminine.

Et que, alors qu’il n’y avait pas de véhicule, pas d’essence, pas de chauffeur ou pas de chemin praticable, la santé, dans la mesure de notre développement et de nos possibilités, arrivera à une cabane dans un recoin de la forêt lacandone.

Une cabane où, autour du fourneau, alors qu’il pleut et sans électricité, la promotrice d’éducation arrivera elle aussi à vélo et, entre l’odeur du maïs cuit, du café et du tabac, elle écoutera une histoire terrible et merveilleuse, racontée par la voix et la langue d’une ancienne. Et dans cette histoire, on parlera du Votán, qui n’était ni homme ni femme ni autre. Et qui n’était pas un, mais plusieurs. Et elle écoutera qu’elle dira : « C’est ce que nous sommes, Votán, gardien et cœur du peuple ».

Et que, une fois à l’école, cette promotrice d’éducation racontera aux enfants zapatistes cette histoire. Bon, plutôt la version qu’elle fera de ce qu’elle se rappelle avoir écouté, car on n’entendait pas très bien à cause de la pluie et de la voix éteinte de la femme qui racontait cette histoire.

Et de « la cumbia du vélo » qu’un groupe de jeunes musiciens saura créer et qui nous épargnera à tous d’écouter pour la énième fois « la cumbia del sapito ».

Et nos morts, à qui nous devons l’honneur et la vie, diront peut-être « Bon, nous sommes enfin arrivés à l’âge de la roue ». Et pendant la nuit, ils regarderont le ciel étoilé, sans nuages qui le voile, et ils diront « Des vélos ! Après, ce sera des vaisseaux spaciaux ». Et ils riront, je le sais. Et quelqu’un de vivant allumera un petit poste et on écoutera une cumbia qui, nous l’espérons tous, morts et vivants, ne sera pas « la del moño colorado ».

(…)

Depuis les montagnes du Sud-est mexicain,
Au nom des enfants, des hommes, des femmes et des autres zapatistes,
Sous-commandant insurgé Moisés.
Coordinateur Général du « Voyage pour la Vie ».
Mexique, avril 2023. »